J’ai toujours été fascinée par ces œuvres qui savent résister aux catégories. Qui, lorsqu’on tente de leur apposer une étiquette, nous font l’effet d’une slush qu’on aurait bue trop vite. L’œuvre de Christian Guay-Poliquin produit un tel effet. Duelle, elle incarne une littérature du terroir par sa forme, ses personnages, sa neige, en même temps qu’elle appartient au mythe, à une certaine forme d’anonymat. Comment penser ce roman qui impose à l’étroitesse des chaumières la grandeur vertigineuse du mythe ? Pour répondre à cette question, j’ai triché. J’ai appelé cet homme calme qui rougit d’humilité à l’idée de se voir décerner le titre d’écrivain. « Je préfère le mot auteur », m’a-t-il dit en riant. Lui qui accorde une grande partie de son succès à la maison d’édition La Peuplade, située au Saguenay, qu’il admire pour être une boite culturelle de pointe en région. On a discuté longuement, de son St-Armand natal à mon Limoilou adoptif. La neige tombait ce jour-là et rendait la communication internet impossible. Ça nous a fait sourire tous les deux.
Son premier roman, LE FIL DES KILOMÈTRES, révèle l’histoire d’un homme qui traverse un continent d’ouest en est pour retourner dans son village natal où son père, qu’il n’a pas vu depuis dix ans, demeure toujours. Il est possédé par l’urgence d’arriver ; on devine que la mémoire du père s’étiole et menace de gagner la course. Une panne de courant généralisée raréfie l’essence et les vivres et rend son périple plus ardu que prévu. L’ouvrage a été très bien reçu, mais c’est avec LE POIDS DE LA NEIGE que Guay-Poliquin déclenche un engouement médiatique qui perdure, notamment grâce à sa place dans la finale de deux prix importants : le prix des Libraires et le prix littéraire des collégiens. Christian Desmeules, du Devoir, a affirmé qu’il s’agissait de « l’un des romans les plus forts de cette rentrée. » L’histoire est celle d’un homme que l’on devine être le même que dans le premier roman. À la suite d’un grave accident de voiture, il vit au chevet du vieux Mathias, pour qui la seule raison de survivre à l’hiver est de rejoindre sa femme dont il a été séparé. Mais la neige est trop lourde, trop abondante. La panne d’électricité s’étire, les provisions se font de plus en plus rares, et l’hiver s’acharne. On craint la fin du monde.
La filiation entre les deux romans est claire. Christian Guay-Poliquin grince toutefois des dents lorsqu’on lui parle de suite. Loin de lui l’intention de créer une série, il voulait plutôt s’inspirer d’auteurs qu’il admire (tels qu’Antoine Volodine) pour créer deux romans indépendants, mais qui se font écho. Une expérience de lecture qui permet de nourrir une réflexion à partir d’un réseau de sens. Les deux romans partagent des personnages, des thèmes, mais surtout cette poésie infatigable qui file de puissantes images au rythme de l’œuvre. L’une d’entre elles sculpte un riche imaginaire hivernal. Celle de la neige. Géante. Meurtrière.
« J’examine la longue perche que Matthias vient d’installer dans l’éclaircie. Je remarque qu’il l’a minutieusement graduée. C’est une échelle à neige, annonce-t-il triomphalement. Avec la longue-vue, je peux voir que la neige atteint quarante et un centimètres. Je considère la blancheur du décor pendant un instant, puis me laisse choir sur mon lit en fermant les yeux. Merveilleux, me dis-je. Nous allons désormais pouvoir mesurer notre désarroi. »
C’est ce désarroi qui ponctue les chapitres. Si dans le premier roman ce sont les kilomètres parcourus qui marquent le début d’une nouvelle partie, le second affiche au début de chaque chapitre les centimètres de neige accumulés qui dépassent de loin l’entendement. Cette abondance apocalyptique a été pour moi une façon nouvelle de lire une littérature de la nordicité qui a souvent été visitée au Québec. Je me suis vite rendue compte que cette neige était le seul antagoniste de l’histoire. Elle est d’ailleurs très bestialisée.
« La tempête de neige hurle. On dirait qu’elle s’impatiente à l’idée de me recouvrir, de m’étreindre, de se refermer sur moi. Qu’elle salive avant de me dévorer. »
J’ai lu LE POIDS DE LA NEIGE en plein mois de janvier, ce qui peut sembler équivaloir à siffler une slush à moins 25. Un brin masochiste, j’en conviens. Mais si le froid de Guay-Poliquin décrit une réalité aussi dure, c’est aussi pour mettre en évidence la chaleur humaine.
J’ai été amusée de constater que l’auteur est un amoureux de l’hiver, du « frette et des poêles à bois ». Souvent déçu par l’absence de bordée de neige, il considère qu’il s’agit d’une saison clé pour la mise en place d’un récit. Le gel est associé à un ralentissement généralisé qui met les êtres humains en perspective. « Ce moment où tu es en ski de fond dans un champ gelé. Tout est immobile, mais toi tu traverses ! », m’explique-t-il avec l’enthousiasme d’un petit gars une journée de tempête. Cette poésie de l’hiver est offerte en hommage aux vivants. Dans l’univers du POIDS DE LA NEIGE, où il faut brûler les livres pour se réchauffer, la parole de ceux qui habitent cette terre gelée, immobile, est celle qui reste. Hommage aussi de l’oralité, du parler de tous qu’on s’approprie par bribes, des conversations de ruelle.
« Pour survivre, ils devaient affronter ensemble le froid, la faim et l’ennui. Ainsi, ils avaient très vite compris que la tâche la plus importante était sans contredit celle de raconter des histoires ».
L’appropriation du terroir comme matériau littéraire dans cette œuvre constitue un véritable tour de force. L’intérêt pour l’oralité de Guay-Poliquin émane du récit, dépouillé et ancré dans le réel. Il m’a confié que son inspiration lui venait d’anecdotes concrètes, de ses séjours à travailler sur les fermes et à entendre des histoires à la journée longue. « Ces gens vont contourner les mots savants, mais ça n’enlève aucune profondeur existentielle à leur propos. C’est quelque chose qui m’appelle beaucoup. »
Je lui ai confié à mon tour que ses personnages me rappelaient mon grand-père qui avait ce don de provoquer une irrésistible attraction quand il ouvrait la bouche pour raconter une de ses invraisemblables histoires de chasse. Le mouvement de ses bras, ses grognements, ses pauses, son regard vitreux sur lequel une paupière tombait au point de faire disparaître un œil par moment. Lorsqu’il prenait la parole, les verres ne s’entrechoquaient plus. Les cigarettes se consumaient d’elles-mêmes, abandonnées dans un cendrier. Ce magnétisme dont il faisait l’objet a été longtemps pour moi un mystère. C’est au fil de mes études en littérature que peu à peu, j’ai compris. Mon grand-père maitrisait les arts narratifs de façon spectaculaire. Il était ce qu’on appellerait aujourd’hui un analphabète fonctionnel, mais il détenait une avance indépassable sur mes habiletés en narrativité. Souvenir qui n’a pas manqué de rappeler à Christian Guay-Poliquin sa thèse sur les récits de chasse qu’il désire achever en 2017, mais surtout d’évoquer ses nombreux personnages qui incarnent la figure du conteur.
LE FIL DES KILOMÈTRES et LE POIDS DE LA NEIGE entretiennent ce rapport à la parole qui me fascinait chez mon grand-père. Les romans de Guay-Poliquin arrivent à puiser dans la concrétude des gens, de leurs mots, ce qui a trait au poétique, à l’instar des légendes de l’arrière-pays. En ce sens, il s’inscrit dans la foulée d’auteurs contemporains qui se réapproprient la littérature du terroir. Surnommé « néoterroir », terme qui a résonné chez plus d’un comme un raccourci critique un brin grossier, ce courant a fait l’objet d’un numéro de Liberté en 2012, qui interroge William S. Messier, Raymond Bock et Samuel Archibald sur le sujet. Ce dernier signe un essai dans lequel il explique avec beaucoup de justesse comment ce courant se réapproprie « l’oralité et la langue vernaculaire, en tant que réalité du parlé québécois qu’il convient ou non de faire paraître à l’écrit, mais aussi en tant que structure sous-jacente qui influence autant la couleur des dialogues que l’organisation du discours et la teneur même des récits ».
Le langage soutenu de la narration n’empêche en rien les deux romans de Christian Guay-Poliquin de faire l’éloge de l’oralité. À mon grand bonheur, cette œuvre appartient à celles qui prouvent que la littérature du terroir n’a pas à être passéiste ni nostalgique. Elle n’a pas à convoquer l’héritage qui est le nôtre de manière exotique, à la manière d’une vitrine de la maison Simons, exhibant un couvre-lit à carreaux noirs et blancs, surmonté d’une tête de cerf empaillée.
Situer l’œuvre de Christian Guay-Poliquin dans le courant du « néoterroir », est tout de même paradoxal puisque dans LE FIL DES KILOMÈTRES comme dans LE POIDS DE LA NEIGE, l’auteur prend bien soin de ne jamais nommer les lieux. L’histoire pourrait parfaitement se dérouler en Sibérie. Une indétermination qui trouble l’évidence dans laquelle se donne le terroir. Si les informations données au compte-goutte contribuent à créer un suspense, elles servent également à maintenir l’œuvre dans un flou géographique. D’où le « brainfreeze » qui assaille mon cerveau dans sa mauvaise habitude de vouloir tout catégoriser. À cela, Christian Guay-Poliquin m’a répondu : « C’est ma manière de laisser de la place sur la banquette arrière au lecteur », pour filer la métaphore routière.
Autre paradoxe par rapport au « néoterroir » : l’écho de grands textes fondateurs se laissent entendre tant dans LE FIL DES KILOMÈTRES que dans LE POIDS DE LA NEIGE. La curiosité sans bornes de l’auteur pour la mythologie grecque lui vient du Cégep, où il a apprivoisé ce qui lui procure encore des « vertiges magnifiques ». D’abord inscrit en sciences pures, les aspirations professionnelles de Christian Guay-Poliquin le menaient droit vers l’ingénierie mathématique. On remerciera Patrick Lafontaine, aujourd’hui poète et directeur littéraire aux éditions du Noroît, de l’avoir poussé du côté des lettres, lui qui enfant dictait déjà des histoires à sa mère, assise à la dactylo.
Certains passages indépendants et mis en italiques, reviennent dans les deux romans. Ils reprennent, entre autres, le mythe du Minotaure. Je dois dire qu’il y avait quelque chose d’apaisant à les retrouver dans LE POIDS DE LA NEIGE. Une signature Guay-Poliquin, qui ne manque pas d’insuffler cette subtile impression de déjà-vu, de déjà-lu. L’auteur s’amuse à renverser le mythe dans lequel Thésée s’aventure dans le labyrinthe de Dédale pour affronter le Minotaure, imité par son personnage qui parcourt sans répit ces routes étroites et interminables jusqu’au père. L’auteur joue de l’influence homérique jusque dans les thèmes, principalement celui du retour. Cet homme qui traverse un continent pour retourner à son père incarne un Ulysse contemporain. Tout comme le héros homérien lors de son retour à Itaque, le mécanicien s’inquiète de faire face à la difficulté de ne pas être reconnu. Le vieux Matthias trouve quant à lui sa motivation à passer l’hiver dans le fait de retrouver sa femme au printemps.
L’œuvre est traversée par le désir du retour, ce qui motive les personnages à survivre dans un contexte où violence et rigidité gagnent du terrain. J’ai constaté un consensus chez la critique pour définir la littérature de Guay-Poliquin d’apocalyptique. Personnellement, je me suis demandée s’il n’était pas un peu alarmiste de parler d’apocalypse pour une panne d’électricité, aussi généralisée soit-elle. On perçoit néanmoins dans l’œuvre que l’inaccessibilité des ressources, notamment l’essence, représente une onde de choc suffisamment importante pour déformer les rapports sociaux. Je lui ai donc demandé si, à ses yeux, son œuvre se situait dans une littérature de la fin du monde, m’adressant cette fois au chercheur. « En effet, je m’amuse avec ces codes-là que je connais un peu », m’a-t-il humblement répondu. Christian Guay-Poliquin est détenteur d’une maîtrise en littérature qui portait sur les imaginaires de la fin. « Je dirais donc qu’on se situe dans un contexte pré-apocalyptique, et je le dis avec un sourire en coin. » Il m’a confié qu’il se souvient très bien du moment où, assis chez lui, il se demandait ce qui manquait à son œuvre. Il a eu l’idée de la panne. Cela mettrait en scène un contexte qu’on ne peut pas vraiment décrire d’apocalyptique, mais qui chamboulerait assez le mode de vie pour modifier complètement l’organisation sociale d’un continent entier.
Je ne peux que souligner l’audace de Christian Guay-Poliquin d’avoir visé le plein centre du diagramme de Venn en amalgamant mythologie grecque, terroir et fin du monde. La portée de son œuvre s’en voit élargie, animée par un imaginaire du gel tout sauf paralysant. Il s’agit du genre de risque qui pousse à revoir les frontières des catégories. Si l’on tient le pari que son œuvre prend place dans un non-lieu, un anonymat géographique, une universalité épique, il faut alors repenser la littérature du terroir québécois comme étant dissociable du lieu du Québec. C’est un pari qui peut glacer l’échine de certains nostalgiques, mais qui fait hommage à la littérature québécoise et à son indépendance. La dernière décennie littéraire a été particulièrement foisonnante pour cet imaginaire du terroir que Guay-Poliquin contribue à déplier. Ce dernier a déjà hâte de s’affairer à la rédaction de son troisième roman, déjà bien en place dans sa tête. Les seuls récits qu’il racontera en 2017 seront toutefois ceux destinés à son premier enfant, qui était sur le point de naître lors de notre discussion.
Et sur le point de vivre son premier hiver.