Éric Mathieu

Devant une bibliothèque fournie, Éric Mathieu apparait sur mon écran d’ordinateur. Ses cheveux noirs, courts sur les côtés, son sourire franc et son corps entretenus disent 25 ans. Son regard en dit 75. Sa biographie, elle, ne dit rien.

Il me tutoie d’un « tu » plus formel que certains « vous » et me remercie pour l’intérêt que je porte à lui et à son roman. Politesse française. Avant que j’aie le temps d’arriver au point « 1.a – mise en contexte » de la liste de sujets qui traîne à côté de mon clavier, il me demande de lui expliquer le contexte de notre discussion. On ne se connaît pas et on doit se présenter. Une explication sommaire plus tard, nous commençons à parler de son parcours.

Il voit le jour à Nancy en France, où il fait son collège et son lycée en étudiant doué, peut-être trop sérieux. Puis il déménage à Londres et met une pause à ses études. Un sourire apparaît au coin de ses lèvres lorsqu’il mentionne cette période. « J’avais besoin de faire autre chose. Sortir, faire la fête. » Plus tard ce jour-là, j’aurais une conversation vidéo avec Pierre-Luc Landry, éditeur en chef de La Mèche, qui m’avouera soupçonner un Punk de se cacher sous la figure stoïque d’Éric. « Pas un Punk genre Blink-182. Un vrai Punk. Je ne l’ai jamais vu danser, mais je l’imagine bien. » Alors que l’auteur me raconte sa jeunesse, pour ma part, je crois voir un père recenser les histoires de son fils : avec une sorte de fierté dissimulée sous une fausse honte, bonnes manières obligent.

Après un détour de cinq ans dans la contre-culture londonienne, il retourne sur les bancs d’école. « On ne peut pas sortir tous les soirs jusqu’à 50 ans », à ce qu’on dit, alors il faut trouver une vocation. Le retour est difficile, mais après une ou deux années, il trouve son domaine : la linguistique. Bacc, Maîtrise, Doctorat. Il revient en France un an avant de s’installer au Canada pour y rester encore aujourd’hui.

Je prends une gorgée de café.

Il me parle de son poste de professeur en linguistique à l’université d’Ottawa. Ses mains s’agitent et son débit accélère lorsqu’il touche aux détails de son travail et de ses recherches. Morphologie et syntaxe dans le français et les langues algonquiennes.

Encore une fois, il devance ma question : il se met à parler de sa relation avec la lecture. Il lit Michel Tournier. Des auteurs poussiéreux : François Mauriac, Julien Green, pour leurs personnages transgressifs et leur écriture classique. Il lit ce qu’il appelle du réalisme gothique, ou magique. « Avec l’âge, j’ai appris à savoir dire ce que j’aime et ce que je fais. Je m’inclus dans ce genre-là. » Univers gris et lourds, du sang et de la boue. Éric Mathieu s’intéresse au glauque. 

La conversation ralentit. Il boit dans une cannette d’eau Perrier. C’est pour son entraînement.

Je lui demande comment un linguiste devient écrivain.

Il s’arrête un instant, le regard ailleurs, puis le ramène vers moi en me disant que l’envie d’écrire le suit depuis aussi longtemps qu’il se rappelle. Aussitôt qu’il se sent à l’aise dans sa carrière professionnelle, il se lance dans l’écriture de son premier roman.

LES SUICIDÉS D’EAU-CLAIRE paraît à La mèche à la fin août 2016. Un roman inhabituel pour le catalogue, puisqu’il fait plus de 500 pages. « L’infographiste m’appelle en me disant qu’on a un problème, me dira Pierre-Luc Landry par-dessus le bruit de fond d’un café de Kingston. Notre plus gros roman jusque-là était de 300 pages. Qu’à cela ne tienne, on l’a fait pareil. » Mélange des genres. Poésie du texte. On trouve du gothique aux côtés de Nirvana. Un métissage qui souffle l’éditeur dès la lecture du manuscrit. En pratique, il s’agit du roman que l’on retrouve sur les tablettes.

La préface annonce le suicide collectif de la famille Corbin par le biais d’une lettre envoyée à un lointain cousin. Le livre raconte la descente aux enfers de Jean-Robert Corbin, sa femme Camille et leur fille Sybille, alors qu’ils reviennent en France après des années à l’extérieur. Le parcours vers la fin inévitable est décrit avec noirceur et onirisme; le lecteur navigue entre le réel et le rêve en un flot continuel de saleté, d’horreur et de déception.  Éric Mathieu utilise son écriture pour imaginer un monde sans issue. Ou le rêve d’une vie meilleure qui s’étouffe dans la fumée noire de l’usine d’Eau-claire. L’exil est présenté comme une solution temporaire qui ne fait que ralentir l’inévitable marche du sombre destin qui suit les membres misérables de la famille Corbin.

Face à nos écrans respectifs, nous parlons de la genèse de l’œuvre. Je lui demande comment on en vient à vouloir écrire une histoire aussi sombre. Il se met à rire. Je ne crois pas que ce soit à cause de moi. Probablement un souvenir qui apparaît dans sa tête. « Je collectionnais les faits divers, quand j’étais plus jeune. Je coupais les passages des journaux qui m’intéressaient. J’ai été choqué de voir l’histoire de cette famille. » À la recherche d’une lunette pour parler de sujets qui lui sont personnels sans se mettre lui-même en scène, il est d’avis que celle-ci fait l’affaire. Quête identitaire adolescente. Intimidation. Amour dysfonctionnel. Exil. Frontières géographiques. Frontières entre le réel et l’imaginaire. Son histoire à lui, dit-il, n’intéresse personne. Ce qui intéresse les gens, c’est une bonne histoire, point. Que ce soit lui, ou non, que ce soit son père ou son grand-père, le lecteur n’en a rien à faire. Dans la nouvelle initiale, l’enfant était un jeune garçon. De transformer celui-ci en jeune fille permet à l’auteur de s’extirper encore davantage de son roman. Par le triste parcours de Sybille, qui se fait violemment intimider, il rappelle qu’il existe encore beaucoup trop d’endroit où la cruauté de l’enfance triomphe sur l’innocence.

La connexion coupe alors qu’il est en train de me parler de l’égocentrisme du personnage de Camille. L’image se fige et je prends le temps de l’analyser. Le regard d’Éric est vif et il semble emballé à l’idée de parler de son roman. Il m’apparaît comme franchement réjoui de pouvoir donner son temps à un étudiant qui s’intéresse à lui et à son livre.

« Je crois qu’Éric est simplement heureux d’avoir publié un livre, me dira Pierre-Luc en brassant son mohawk rose avec sa main gauche tout en gesticulant avec la droite. C’est un rêve qu’il a depuis longtemps, et en plus, le roman reçoit du succès et trouve un bon public. Pour la première fois, à La Mèche, on va peut-être faire de l’argent avec un bouquin ! »

C’est l’auteur qui me rappelle. Il recommence aussitôt dans le même souffle, comme si son idée s’était elle aussi mise sur la glace. Il me parle, avec une passion apparente, de l’évolution de la famille Corbin jusqu’à la fin tragique annoncée en préface du roman. Je lui fais part de mon expérience de lecture. Du fait que malgré l’intensité des sujets et la répulsion que j’avais pour certaines scènes, j’avais lu les 500 pages en trois jours. Pour moi, c’est plus rapide que n’importe quel Agatha Christie. Son regard s’éclaircit. J’ai frappé dans le mille. « C’est le commentaire qui me fait le plus plaisir. J’ai travaillé extrêmement fort sur la forme pour faire de la lecture une expérience pas trop lourde. Malgré le sujet, tu sais ? »  Il voulait qu’autant le lectorat « littéraire » au sens restreint que le grand public puissent trouver son compte dans la lecture du roman. C’est pourquoi on voit apparaître en alternance plusieurs genres qui servent de moteur narratif. On passe d’un chapitre relativement long à un poème qui bondit vers la suite de l’histoire, qui est interrompue à nouveau par la lecture d’un horoscope avant que le récit reprenne de plus belle.

C’est exactement sur cet aspect du roman que Pierre-Luc insistera. Pour La Mèche, il est important de ne pas perdre de vue un public plus large que celui de la niche « littéraire ». LES SUICIDÉS D’EAU-CLAIRE s’inscrit exactement à la croisée des chemins. Une écriture qui respire et une trame narrative simple donne au livre une vie populaire, alors que les thèmes et l’habileté langagière attire l’attention du milieu. C’est ce qui, selon l’éditeur, explique le succès autant commercial que critique de l’œuvre. « C’est un ‘‘page-turner’’ duquel on connaît la fin au début. T’en connais beaucoup des comme ça ? »

Non. Je n’en connais pas beaucoup.

Éric s’arrête de parler et me regarde. Ses yeux bruns ne montrent aucun signe d’impatience, il semble prêt à discuter encore des heures. Je commence à énumérer les critiques de son roman. Dominic Tardif qui s’emballe sur la maîtrise de l’ambiance dans Le Devoir : « Procès à charge contre l’asphyxiant no future d’une société viciée par l’aridité de son imaginaire, LES SUICIDÉS D'EAU-CLAIRE est un roman à l’écriture dentelée et vénéneuse, complètement ensorcelé par la mort. » Valérie Lessard, du Droit, remarque « une complicité d’esprit avec Maupassant ou Mauriac ». Anne Michaud, à Radio-Canada, parle de la forme atypique et de la force des images. À cette liste, l’auteur ajoute la revue Nuit Blanche, qui fait une critique élogieuse de l’ambiance glauque du livre.

Il sourit pendant que je recense ces médias puis, lorsque je termine, il prend une gorgée de Perrier avant d’humblement dire à quel point les critiques sont bien écrites sur le plan formel - on ne sort pas le linguiste de l’écrivain - principalement celle de Dominic Tardif, dans laquelle on voit une photo de l’auteur, cool, portant une chemise noire déboutonnée aux manches roulées, qui regarde au loin, appuyé sur une rampe d’escalier. « On m’a fait me rendre à Montréal pour prendre des photos. Voyant le résultat, j’ai bien fait ! » La critique unanime est renforcée par la nomination du livre au Prix littéraire émergence de l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français. Quand je lui parle de cet honneur, Éric reste muet, comme gêné par le sujet. Réaction étrange considérant la fierté de l’homme à qui je parle depuis maintenant plus d’une heure trente envers son livre et sa place d’écrivain. 

Pierre-Luc m’expliquera plus tard. « Je te donne un scoop. Éric gagne. Il le sait déjà. Dis-le pas à personne avant le 25 février. » Je le rassurerai : mon portrait est dû pour le 20 mars. Je prends de l’avance.

Pour une deuxième fois, la conversation vidéo est interrompue. Cette fois, c’est moi qui le rappelle et il me répond aussitôt. Parlons de la suite des choses. Que fait-on pour écrire un deuxième roman après avoir mis toute sa vie à préparer le premier? « J’avais peur de ne plus avoir rien à dire pour le deuxième, comme ça arrive souvent pour les auteurs. J’ai donc tout de suite écrit un deuxième roman basé sur la jeunesse de mon père. Ça m’a pris deux ans, alors que le premier m’en avait pris cinq. » Il pensait qu’après le deuxième, cette peur disparaîtrait. Il laisse aller un soupir de pathétisme avant de sourire tristement. Eh bien non. Il s’affaire maintenant à l’écriture de son troisième, qui ne va pas comme il le voudrait. Il angoisse un peu, mais bon, il a pris de l’avance sur sa carrière d’écrivain.

Je voudrai en savoir un peu plus sur ce deuxième manuscrit, mais en bon éditeur, Pierre-Luc restera catégorique. « J’ai lu quelques phrases. On en parlera pas maintenant. » Qu’à cela ne tienne, laissons vivre un peu le premier livre.

Je pose les yeux sur la liste à côté de moi. « — Deuxième roman, — Facebook Carrie and Lowell. Musique. » Je dois apprendre à faire de meilleures entrevues.

Il y a quelques semaines, alors que je flânais sur Facebook, je suis tombé sur une publication d’Éric où il disait écouter l’album « Carrie and Lowell » de Sufjan Stevens en vol pour Calgary où il allait présenter son livre. Je le questionne donc sur cet album majestueux et sur sa relation à la musique. Il regarde en l’air en secouant la tête. « C’est un album merveilleux. Très puissant. » La musique, enchaîne-t-il, fait partie prenante de son processus de création. Il écrit toujours avec une trame musicale qui, parfois, influence la résultante. Mais ça fait partie du jeu. Il écoute PJ Harvey, Animal Collectif, Panda Bear, des rythmes répétitifs ou des textes sombres qui l’entraînent dans un mode méditatif. Jamais en révisant, par contre. « Write drunk, edit sober », disait Hemingway.

La musique prend une place cruciale dans son roman. Il me dit que c’était important, pour lui, d’ancrer les scènes remplies d’étrangetés dans le réel en nommant certaines chansons. « Dans la séquence où Sybille se rend dans un party, je voulais une trame sonore du début des années 90. J’ai dû faire des recherches. Mon expérience personnelle datait déjà. » On remplace Dave Gahan et Depeche Mode par Kurt Cobain, la jeunesse londonienne devient française et le tour est joué. 

Curieux d’avoir une autre perspective que la mienne sur le personnage, je demanderai à Pierre-Luc de me parler d’Éric Mathieu, l’homme. Au-delà de l’auteur. Il me répondra qu’Éric est comme son écriture. Précis et retenu, mais qui cache une passion et une fougue vive. Qu’il réussit à vivre une vie professionnelle balancée, car il laisse sa créativité et sa folie s’échapper dans son travail de linguiste extrêmement poussé et dans son écriture chirurgicale. « Pas comme moi. Je suis aucunement balancé » me dira-t-il en riant fort, sans gêne de le faire seul devant un écran d’ordinateur, au milieu d’un café bondé. Il me dira que malgré sa réserve française, Éric a une vivacité qui dort au fond de lui. Une sorte de bouillonnement qui parfois déborde en minces étincelles.

Je lui demanderai l’âge d’Éric, que je n’aurai toujours pas réussi à évaluer. « Tu sais quoi? J’en ai réellement aucune idée. Quelque part entre 25 et 75 ans. »

 

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