Je voulais arriver avant l’auteur, question de prendre mes aises, mais comme toujours quand je vais à Montréal, j’ai pris un mauvais tournant et me suis égarée en chemin. Le temps de trouver la porte du Laïka, Mathieu Arsenault était déjà installé à une petite table ronde au centre de la salle inondée de lumière.
Loin de l’homme au blouson de jean et au col de simili fourrure de la photographie qui accompagne LA VIE LITTÉRAIRE, son dernier livre, il arbore simplement un t-shirt gris sur lequel figure l’expression « anti-terroir ». Face à lui repose une boisson jaunâtre, sorte d’hybride entre la limonade et le thé glacé. Il dit éviter la caféine pour ne pas gâcher une éventuelle sieste. « Je suis debout depuis deux heures du matin », m’explique-t-il. En fait, l’auteur n’a dormi que deux heures la nuit dernière, avant de se mettre au travail pour une séance d’écriture et de finalement venir à ma rencontre.
J’aimerais dire qu’il s’agit d’un horaire habituel dans la routine du quadragénaire, mais le mot « routine » ne fait pas partie de son vocabulaire : « J’ai essayé pendant des années d’établir un rythme normal, mais ça marche jamais. Il faudrait que j’aie une job steady pour m’obliger à me lever tout le temps à la même heure. » Tandis qu’il me détaille son emploi du temps irrégulier, je songe à une idée qui ne cessera de se cristalliser tout au long de notre rencontre : Mathieu Arsenault est un artiste du décalage.
Incarner la littérature
Essais, poèmes, fictions, récits, tout-ça-à-la-fois et rien-de-tout-ça, l’œuvre protéiforme de Mathieu Arsenault débute à l’époque de ses études en littérature comparée. ALBUM DE FINISSANTS paraît avant la sortie de sa thèse sous forme d’essai, LE LYRISME À L’ÉPOQUE DE SON RETOUR. Dès le premier livre, l’auteur originaire de Rimouski aborde une écriture dénuée de ponctuation, criblée de références culturelles, ouvertement critique et, surtout, ingénieusement poétique. Quelques années plus tard, ces mêmes qualités prendront les formes d’une attaque contre la complaisance banlieusarde dans VU D’ICI, d’une contestation de l’économie du livre dans LA VIE LITTÉRAIRE, puis d’une nostalgie du rapport au réel dans LE GUIDE DES BARS ET PUBS DE SAGUENAY.
« L’écriture d’Arsenault est spontanée et dérangeante : elle déstabilise le lecteur, mais lui fait prendre conscience de l’urgence d’agir »; « [l]’auteur n’a pas l’habitude de faire dans la dentelle pour montrer l’engourdissement intellectuel de notre société », commente Camille Durand-Plourde dans « Mange, lis, aime : La vie littéraire selon Mathieu Arsenault ». Que ce soit dans ses livres, ses chroniques dans la revue Liberté, ses essais publiés dans diverses revues québécoises, son blogue, Doctorak, go!, sa boutique, Doctorak.co, ses recherches sur le lyrisme, le Gala de la vie littéraire et ses nombreuses autres activités, Mathieu Arsenault se démarque par sa conscience aiguë du milieu littéraire et son militantisme contre une industrie culturelle fondamentalement problématique.
Anticonformiste, Mathieu appartient à ce qu’il nomme la « classe du précariat ». Voguant de projet en projet, il préfère un quotidien varié à une routine sécurisante. « Quand tu embarques dans une temporalité cyclique, tu sens moins le temps passer », confie-t-il. Pour lui, la vie ne se limite pas à une trajectoire; elle participe à un ensemble infiniment plus vaste. Pour arriver à « faire tenir l’illimité dans le limité », il s’emploie à ralentir sa perception du temps en renouvelant sans cesse ses expériences. Bien sûr, une telle posture comporte sa part de risque, comme le rappelle l’auteur dans un article intitulé « Rentrée mode - Doctorak co. lance sa saison 2013 » paru sur son blogue :
« [Q]uand je fais découvrir la puissance de L'IMAGINATION LAÏQUE de Roger Des Roches à un prof de cégep à cause du t-shirt que je porte; ou quand la madame du bureau de poste me demande de lui expliquer ce qu’est le tact, je me souviens alors pourquoi j’ai fait le deuil de cette chambre où je vis pour un genre d’atelier avec des pots d’encre partout, des raclettes et des soies de sérigraphie et des boîtes de t-shirts, et pour seul mobilier intime un coussin pour travailler, un lit pour dormir et une penderie pour le reste... Je suis mieux de m’en souvenir parce que je finis à chaque année 1000 $ dans le trou. »
Même si la boutique lui rapporte maintenant un peu d’argent, la somme peine encore à couvrir les frais de ses expérimentations. Quand je lui ai demandé ce qui le pousse à perdre annuellement 500$ pour imprimer les cartes des gagnants du Gala de la vie littéraire, Mathieu a simplement répondu : « parce que je suis têtu. » Il explique plus longuement dans « Rentrée mode - Doctorak co. lance sa saison 2013 » l’intérêt de sa démarche :
« [S]i Doctorak co. demeure une entreprise commerciale, je cherche tout de même à travers elle une manière de communiquer quelque chose de la vie littéraire, d’une vie littéraire en marge de cette institution (système des prix, de l’enseignement, de la recherche), qui ne sait souvent approcher la littérature qu’en tant que monument […]. »
Devant le flot incessant des parutions qui défilent dans les librairies, la multiplicité des courants et la difficulté de joindre un bassin de lecteurs de plus en plus tournés vers une réalité virtuelle, l’auteur déplore le conservatisme du système de valorisation artistique, syndrome d’une incapacité à rendre compte de la vie littéraire réelle.
Carambolage en temps réel
Si j’ai appris quelque chose de mon cours d’Histoire de la littérature québécoise, c’est que l’institution littéraire a souvent nié la réalité dans laquelle elle évoluait. Autant la littérature du terroir niait la réalité de l’industrialisation et de l’exode rural, autant la littérature contemporaine peine à représenter un univers où se côtoient aisément langage courant et populaire; où se créent et se mélangent aisément de nouveaux genres littéraires. « Dans sa forme dominante, dans l’état où on la trouve, et mis à part quelques productions marginales qui essaient tant bien que mal de la sauver d’elle-même, il n’y a pas de pertinence à la littérature aujourd’hui », déplore l’auteur dans « La littérature est inefficace et ennuyeuse aujourd’hui. » Dans ce même plaidoyer, il ajoute même qu’« [i]l ne reste que des miettes de la grandeur de Voltaire à son époque, des miettes de Victor Hugo [ou] [d]es miettes, même, de Gaston Miron ».
Mathieu n’a pas caché sa surprise quand je lui ai appris que LA VIE LITTÉRAIRE nous avait été présenté comme l’aboutissement de notre littérature nationale, après JEAN RIVARD, LE SURVENANT et L’HOMME RAPAILLÉ. L’aboutissement non comme un terme, mais au contraire, comme une ouverture sur le devenir littéraire.
Dans son article « Puisqu’on veut parler de la langue... », l’écrivaine et professeur Catherine Mavrikakis se dit « déchirée entre plusieurs niveaux linguistiques, plusieurs cultures. [...] Ma pensée et ma parole fonctionnent ainsi, par carambolage, dirait si justement Arsenault, par télescopage, par associations d’idées futiles ou riches grâce auxquelles il m’est devenu impossible de me prendre trop au sérieux. » Mélangeant références classiques et références populaires, Mathieu crée de nouveaux sens dans la jointure d’éléments disparates.
C’est là que se situe la richesse de la prose de Mathieu Arsenault : dans sa capacité à rendre compte simultanément d’une multitude de réalités.
Écrire au tournant du 21e siècle
« C’est exactement ce que je veux faire dans mon œuvre : je veux faire des choses expérimentales, mais pas pour le plaisir que ce soit expérimental. C’est parce que je trouve que le roman est insuffisant à décrire le réel, ça décrit la réalité et la réalité, c’est juste une petite partie de quelque chose de plus grand qu’est le réel », poursuit Mathieu, entre deux gorgées de thé glacé.
Pour comprendre le combat de Mathieu Arsenault contre l’immobilisme et la complaisance, il faut remonter à la parution d’ALBUM DE FINISSANTS, il y a déjà treize ans. Dans cette série de monologues désarticulés, proférés par des adolescents sans histoire, aucune ponctuation ne vient entraver le flot incessant de leurs pensées. « Étonnamment, on réfléchit jamais à ce que c’est, à d’où ça vient, le secondaire. ALBUM DE FINISSANTS parle de quelque chose qu’on ne voit jamais à la télé ou dans le roman, on parle de la vie de gens immobiles assis dans une classe », m’expliquait l’auteur.
Malgré une bonne réception critique, le livre ne fut pas un succès de librairie. La déception de Mathieu Arsenault vient toutefois du fait que le livre n’avait pas rejoint le public du secondaire. Il attribue cet échec à deux facteurs : le monopole de la littérature jeunesse dans les écoles et le style de son écriture. « En 2004, le roman jeunesse avait la main mise sur ce public-là, pis c’était impossible de faire autre chose. » Convaincu de l’importance de faire découvrir la littérature actuelle aux jeunes, Mathieu Arsenault soutient que bien présenté, le propos de l’œuvre rejoindrait les jeunes du secondaire dont elle fait le portrait, en dépit de l’absence de ponctuation ou d’intrigue. Dans « Album de finissants, l’enfant prodigue », il explique qu’il aura fallu attendre dix ans avant que ce premier livre ne trouve sa place dans les écoles (entre autres grâce au succès de son adaptation théâtrale) :
« Et comme si ce n’était pas déjà suffisant, Album de finissants sera aussi réédité en format poche en mars chez Triptyque. Pourquoi? Entre autres parce qu’à la faveur de “La culture à l’école”, un programme gouvernemental monté en collaboration avec l’UNEQ, Album de finissants est devenu récemment un livre jeunesse, un livre jeunesse bizarre, sans ponctuation, sans intrigue, sans morale (ni trop de moral), plein de frustration sexuelle et de violence refoulée, mais qui touche quelque chose chez les professeurs et leurs élèves. Ça ne s’était jamais produit avant, en dix ans. On doit avoir passé un cap en matière de littérature au secondaire, j’imagine. Ou alors il y a un sérieux laisser-aller sur les exigences en ponctuation. »
Comparativement à ALBUM DE FINISSANTS, le deuxième livre de Mathieu Arsenault a connu un succès rapide : « VU D’ICI, son frère, (…) a été adapté au théâtre, enseigné dans les cégeps à chaque année depuis sa sortie et il a apporté notoriété et prospérité à toute la famille. » Mathieu Arsenault croit qu’on peut attribuer cette popularité au caractère actuel du propos :
« VU D’ICI c’est pareil, c’est comme une série de fragments sans ponctuation, mais ça marche bien au cégep parce que le propos est vraiment d’actualité. Ça parle au monde du cégep qui quitte une vie familiale qu’ils n’ont pas choisi, qui est souvent plus conventionnelle que ce qu’ils voudraient et VU D’ICI ça parle du malaise de la vie conventionnelle de banlieue. »
Sous son étiquette trompeuse de « roman », VU D’ICI reprend à son prédécesseur les mêmes blocs monologués. Mais cette fois, ils sont proférés par un seul narrateur. Cette narration singulière se voit également dans son troisième titre, LA VIE LITTÉRAIRE. Sans renouveler la forme des titres qui ont précédé LA VIE LITTÉRAIRE, le propos de l’auteur est plus personnel. On sent qu’il se rapproche de la réalité dans laquelle il évolue. La narration est prise en charge par une jeune femme au début de la vingtaine, qui rêve de devenir écrivaine et qui tente de se faire une place dans le modèle de « l’économie littéraire ». Le choix d’une voix féminine, questionné par les lecteurs, se veut une expérience d’écriture au même titre que la narration adolescente. De plus, cela permet à l’auteur de dénoncer les problèmes supplémentaires auxquels doivent faire face les femmes écrivaines.
Jouissant d’une excellente réception critique et d’une belle visibilité LA VIE LITTÉRAIRE a rapidement été sélectionné pour le prix Spirale Eva-Le-Grand, nomination que l’auteur a poliment déclinée afin de marquer son refus de participer à l’économie des prix littéraires. Fidèle à ses principes, l’auteur a également refusé d’être sélectionné au Prix de la SODEP pour la suite poétique présente dans LE GUIDE DES BARS ET PUBS DE SAGUENAY. Mathieu ne peut toutefois pas empêcher Les Libraires de « craquer » pour son petit carnet.
Essai entrecoupé de poèmes, LE GUIDE DES BARS ET PUBS DE SAGUENAY s’inscrit dans la continuité de l’œuvre du cinéaste Pierre Perrault dans son travail du réel ordinaire. « [M]athieu Arsenault a eu l’idée de saisir l’étrangeté – pour diverses raisons, certains lieux du Saguenay sont d’un dépaysement tout à fait sensible pour un artiste de Montréal – qui l’environnait et ses diverses impressions, en direct, sur son cellulaire […] », explique Paul Kawczak dans « Le ressac des tropes ». J’étais surprise d’entendre Mathieu affirmer que son petit dernier n’était « pas grand-chose ». C’était avant de tomber sur l’une de ses chroniques, dans lequel il parle d’une tournée des écoles :
« Au fond de la classe, au milieu de femmes de tous âges et de toutes origines, deux garçons blancs, pas plus, qui à ma grande surprise ont insisté pour faire dédicacer LE GUIDE DES PUBS ET BARS DE SAGUENAY, livre que j’aime peut-être un peu moins que les autres parce que, justement, c’est celui où les privilèges des hommes blancs d’Amérique sont le moins critiqués. »
Il est vrai que les quelques cinquante pages du carnet offrent plus une exploration ou une observation qu’une critique (et surtout pas un véritable guide du nightlife saguenéen). Pour le Magazine Artichaut l’exercice consiste « [t]out simplement à rédiger, poétiser des événements anodins pour y déceler le charme. » La plume de cette dernière œuvre, moins engagée (voir moins virulente), ouvre la voie à une écriture plus organisée et personnelle.
Vickie, Vickie toujours
Ces temps-ci, l’auteur travaille justement à un projet faisant appel à ses archives et à sa mémoire. Dans une sorte d’autofiction, Mathieu tente de restituer la présence de Vickie Gendreau, écrivaine et grande amie décédée d’une tumeur au cerveau, fantôme qui ne cesse de hanter ses rêves et de nourrir son imaginaire. Malgré la sensibilité du propos, Mathieu assure que son but n’est pas de « faire pleurer ». Il promet une écriture authentique et des souvenirs poignants, mais rendu avec légèreté. Retour à l’esthétique du carambolage qui définissait ALBUM DE FINISSANTS, VU D’ICI et LA VIE LITTÉRAIRE, mais la structure en plus afin d’éviter des tournures dramatiques.
Que le livre soit un succès, qu’il sombre dans l’oubli quelques mois après sa sortie, cela importe peu à Mathieu Arsenault.
« Des dizaines d’années après, je n’ai pas de vrai travail, pas de maison, pas d’auto, pas la sécurité financière pour partir en vacances même au Québec. Je n’ai même plus de chambre, je l’ai transformée en atelier de sérigraphie avec un petit espace pour ma penderie et mon lit. Mais j’ai un médaillon qui contient un seul cheveu fuchsia de Vickie Gendreau qui me donne l’impression d’être l’héritier d’une lignée littéraire qui plonge bien au-delà de sa propre existence et de la mienne. Ça valait la peine de tout quitter pour ça. »
S’il y a une leçon à tirer des mots de l’auteur dans « Le médaillon », c’est que l’essentiel réside bien au-delà de la sécurité et de la prospérité. L’essentiel, ça se trouve juste là, dans les objets de notre mémoire. L’essentiel, ça se trouve quelque part dans cette capacité à rendre compte d’une tradition. Que ce soit par des chandails ou par l’écriture, l’essentiel est de participer à la mémoire collective. L’essentiel, enfin, est de laisser des traces durables de notre époque aux générations futures, c’est l’« ici et maintenant ».
« [L]a littérature a un pouvoir et une responsabilité historique qui excède tout ce dont sont capables à la fois le marché et les technologies de l’information. (…) C’est uniquement à cette échelle de temps infiniment vaste qu’on redécouvre la raison d’être de la littérature. Par sa capacité de mettre en scène aussi l’activité humaine que son imaginaire, elle ramène le savoir et la pensée d’une époque à un niveau où ils deviennent saisissables au regard d’un individu d’une autre époque (…) »
Ce sont ces principes que l’auteur explique dans son article « La littérature est inefficace et ennuyeuse aujourd’hui », les mêmes principes qui tiennent dans la chevelure rose de Vicky.
Le lyrisme de la faim et son retour
S’apercevant sans doute qu’il ne se débarrasserait pas de moi et que sa sieste attendrait, Mathieu succombe finalement à un café moka. Cela nous permettra de parler des musées d’anatomie animale et de l’aliénation mentale de Donald Trump. Le serveur nous interrompt au moment où Mathieu m’explique les raisons qui le préservent d’une carrière dans l'enseignement. La rencontre tire à sa fin.
« Ça me prendrait trop de temps et j’oublierais le reste. Écrire c’est déjà la dernière chose que je vais faire, pis je m’en veux, mais je suis pas capable de faire autrement. En plus, être prof ça serait entrer dans la temporalité cyclique. »
Nous nous levons, payons nos factures et quittons le Laïka, comme Mathieu doit manger. On ne peut pas briser ce cycle-là.
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Conseil de Mathieu Arsenault pour rétablir un cycle de sommeil normal :
« Il faut se coucher le plus tard possible pour décaler le décalage horaire. »