Marie-Claire Blais — Là où les soifs s'apaisent
La vie s’impose. On manque de trébucher sur elle dès qu’on pose le pied sur l’île. Ce sont les coqs et les poules qui se trouvent partout, à l’aéroport, sur les trottoirs, dans les cours. Ce sont les palmiers et les acacias qui débordent des terrains et des clôtures blanches. Ce sont les vacanciers qui font continuellement la fête, et ce, malgré le bruit des avions de guerre qui survolent régulièrement la ville, et dont les moteurs font trembler les vivants, rappelant avec constance que cette zone de paix, de liberté et de beauté s’avère fragile, et sans cesse menacée.
Ce que Marie-Claire Blais est, c’est difficile à atteindre. Son œuvre, d’abord, est immense. Elle débute en 1959 avec un premier roman fulgurant, LA BELLE BÊTE, et elle se poursuit aujourd’hui avec un imposant cycle romanesque, SOIFS, amorcé en 1995, complété en 2018, et qui ne trouve aucun équivalent dans la littérature québécoise. Entre les deux, on ne compte plus les prix et les distinctions, dont le Médicis qu’elle reçoit en 1966 pour le roman UNE SAISON DANS LA VIE D’EMMANUEL est peut-être le plus important. Cette reconnaissance consacre en effet le grand talent de l’auteure, mais il révèle aussi – et surtout – la littérature canadienne-française à la France, ce qui confère aux lettres québécoises une certaine légitimité. Et puis, il y a que Marie-Claire Blais, comme plusieurs écrivains de sa génération, comme Réjean Ducharme à qui on l’a souvent associée, mène une vie discrète et rangée, à rebours de plusieurs auteurs contemporains. Depuis longtemps, elle vit en exilée, tantôt en France, tantôt aux États-Unis, mais elle revient régulièrement au Québec où elle retrouve sa famille et plusieurs de ses amis. Elle habite le monde, mais on sent malgré tout, dans ses textes comme dans sa voix, un attachement particulier pour Key West. Elle commence à y faire de longs séjours à la fin des années 1970, et elle s’y installe de façon permanente en 2005.
Le plus souvent, on dirait que Marie-Claire Blais se dérobe, qu’elle se garde un mystère. Par exemple, à l’occasion d’un «autoportrait» paru dans Nouveau projet (2016), elle décrit longuement les paysages des Keys, s’éclipsant presque complètement là où elle est pourtant attendue : « L’été dans Key West est d’une inexprimable douceur, même si l’on peut sentir sous les multiples floraisons, la griserie de l’air, le débordement des chants d’oiseaux, que peut toujours gronder une tempête, le début d’un ouragan tropical annonçant le désastre, la vie est partout triomphante ». Même si elle semble discrète, cachée qu’elle est derrière ses magnifiques phrases et ses personnages, c’est à tort qu’on la peint comme une femme timide et fragile.
Dans une série de très beaux entretiens accordés à Monique Durand, l’auteure s’en défend : « Moi, je me sens plutôt forte, mais avec des moments de fragilité extrême. » Sa force se compare sans doute à celle de cette île qui a tenu contre nombre d’ouragans, et qui a bravé plusieurs crises politiques de l’Histoire. La comparaison ne s’arrête pas là. Comme l’auteure et son œuvre, l’île est un espace de chaleur et d’accueil, un bras au milieu de l’océan tendu vers le reste du monde. Pour rejoindre et comprendre la personnalité de cette grande écrivaine, sans doute fallait-il se rendre chez elle. Aller à Key West, c’était découvrir Marie-Claire Blais et une part de sa transparence.
Réfugiés de l’indifférence
L’île se trouve loin dans la mer, entre l’océan Atlantique et le golfe du Mexique, un peu plus près de la Havane que de Miami, et donc un peu plus près des Caraïbes que du continent américain. Cette position géographique particulière s’avère un lieu stratégique, d’une part, pour l’armée qui y a installé quelques-unes de ses bases militaires, et d’autre part, pour la paix que demande l’écriture. « Key West a permis, d’abord, le fait d’être loin, confie Marie-Claire Blais. C’est très important pour un écrivain d’être loin. Quand je suis arrivée ici, quand j’ai commencé à vivre ici un peu, c’était sauvage. C’était l’attrait justement, que ce soit si pur encore. » Elle se remémore cette époque qu’elle a connue où les Tennessee Williams et Elizabeth Bishops vivaient à Key West. Avant eux, il y avait eu Ernest Hemingway. « On sentait leur présence ».
Les artistes n’ont pas été les seuls à profiter de l’accueil et de la chaleur de l’île. Historiquement, Key West a été un lieu où plusieurs expatriés se sont échoués ; au figuré, mais aussi, tristement, au propre. Son cimetière se trouve au cœur de la ville, le point le plus élevé de cette terre. Ainsi, les dépouilles sont protégées des tempêtes tropicales qui les ont jadis emportées dans la mer. À l’entrée du cimetière, un panneau rappelle le caractère cosmopolite de l’île. Puis, en marchant, les visiteurs sont à même de découvrir les pierres tombales de familles catholiques et juives ; de familles irlandaises et afro-américaines ; de mausolées en mémoire de soldats américains, et d’autres en mémoire des Los Martires de Cuba qui ont connu la révolution de 1868. Là, le drapeau cubain flotte auprès du drapeau américain. Les niches funéraires les plus luxueuses côtoient les tombeaux les plus modestes, seulement faits d’un peu de bois parfois. Dans ce lieu, tous sont littéralement au même niveau, les vivants comme les morts. Jean Bernier, l’éditeur et l’ami de Marie-Claire Blais, explique que sur l’île « il n’y a aucun relief, nulle hauteur où se réfugier. Impossible de creuser la terre, cette poudre d’os gorgée d’eau. C’est pourquoi les morts du cimetière reposent à un mètre au-dessus du sol. »
Pas de hiérarchisation non plus dans les dix derniers romans de Marie-Claire Blais, cette suite qui compose le cycle SOIFS ; au contraire. L’ambition de cette série consiste précisément à embrasser les malheurs du monde contemporain de façon encyclopédique. Encyclopédique dans son souhait d’exhaustivité, mais pas dans son ordre qui, lui, a plutôt quelque chose de kafkaïen. Dans cette grande fresque, aucun drame ne l’emporte sur l’autre. Les nombreux personnages – ils sont plus de deux cents ! – font entendre un « chœur de misères lointaines ».
Mais sont-elles si lointaines ? Marie-Claire Blais a souvent mentionné qu’elle écrit, ou qu’elle « travaille » dirait-elle, à partir de rencontres humaines réelles. Comme elle, comme Key West, ses romans font œuvre d’accueil. Avant que ne commence l’écriture du premier tome du cycle SOIFS, des boat people débarquent sur l’île. Ils viennent d’Haïti, de Cuba. Ils sont alors bien accueillis par les insulaires. L’auteure repense notamment à un ami, celui qui est devenu Daniel dans les romans, le personnage principal. « Cette famille, celle de Daniel et ses parents, s’occupait de réfugiés dans la maison, ils travaillaient pour eux. Ça montre comme c’était différent, l’état d’esprit. J’ai essayé de décrire les lieux tels qu’ils étaient. »
« Key West me semblait un bon lieu pour situer tant de choses qui se passent autour de nous. Quand j’ai commencé à écrire SOIFS, le premier livre, c’était une autre situation, les réfugiés étaient bienvenus. Voilà ce qui peut se passer en très peu de temps finalement, en très peu de temps. » L’époque qu’elle évoque et qu’elle regrette contraste évidemment avec le climat politique actuel. Les murs et les cloisons que le président américain s’obstine à ériger vont évidemment contre ses idéaux, mais aussi contre ses phrases. La critique littéraire a souvent relevé la construction syntaxique particulière des tomes de SOIFS. Les points y sont rares ; les sauts de ligne, absents, ce qui assure la continuité du flux de pensées des différents personnages. L’écriture préfère au point, l’étanchéité de la virgule, qui divise certes les syntagmes de la phrase, mais qui favorise par ailleurs la ligature d’éléments distincts.
Dans le premier tome du cycle, Daniel peine à écrire. Mélanie, sa femme, a accouché de Vincent il y a trois jours. Ce dernier est pris de troubles respiratoires. Une fête est organisée pour célébrer sa naissance, mais rôdent autour de la maison les membres du Ku Klux Klan, « les Blancs Cavaliers de la mort ». La vie de Carlos est elle aussi menacée, des gangs poursuivent le jeune garçon dans les rues et ils veulent s’en prendre à lui et à son chien. Renata pense à la sentence qu’a livrée son mari juge ; un jeune Afro-Américain sera condamné à la peine capitale par injection létale alors qu’il est innocent. Elle sent en elle, par compassion, « les vapeurs froides de l’enfer ». Jacques, professeur de lettres spécialiste de Kafka, revient à la maison, sur l’île, pour vivre ses dernières heures avant que le sida ne l’emporte définitivement.
et lui, Jacques, n’était-il pas aussi solitaire, son sexe à la main, que ces fragiles embarcations sur l’eau, dont on disait à la radio, à la télévision, par des messages codés venus de satellites, qu’ils étaient en péril, bien qu’il reçût comme une faveur, un hommage à sa force, la faible secousse qui le délivra, la tiède rosée qui coulait entre ses doigts, sur ses cuisses, le ramenait à la vie, pensa-t-il, et il lui sembla que dans ce film qu’il venait de voir, comme dans la vie, en ces années où, pour un baiser, une étreinte, chacun pouvait naufrager, périr, reconduire au port l’embarcation déchue ou un fantôme de soi-même, qu’en ces fatidiques années le prostitué qui portait un anneau à l’oreille gauche, dont il venait d’évoquer le souvenir, de même que l’athlète bardé de cuir qui l’avait embrassé contre un arbre, sous la pluie, qu’eux et tant d’autres silhouettes s’étaient déjà évanouies dans la transparence de leur brouillard, dans les bosquets, les saunas, les parcs de Paris, New York, Hambourg, Berlin, que l’armée du désir avait lentement succombé à ses blessures
— SOIFS, p. 50-51
Temps de résurrections
Les bars sont nombreux sur l’île, et le temps y est pratiquement toujours clément. Beaucoup sont donc ouverts sur la rue, n’ont pas besoin de murs. De cette manière, en marchant dans la ville, on entend les conversations des gens qui boivent. On entend aussi plusieurs chansonniers irlandais, dont la diaspora est bien présente sur l’île. Depuis le trottoir, toujours, on peut assister aux spectacles de jeunes hommes qui se déhanchent sur les comptoirs en slips courts et serrés, desquels ils sortent une verge gorgée avec constance. Leur sexe est tendu vers les clients et les clientes, sans distinction. Les garçons sont haut, comme des stèles, mais sont bien accessibles, bien vivants, prêts à vous amener dans l’isoloir pour quelques billets. Ils ne sont toutefois pas victimes, pas marchandises, mais plutôt marchands de plaisir, offrant aux touristes un goût de liberté. Il est d’ailleurs aisé de faire la distinction entre les visiteurs, lesquels sont à la fois curieux et gênés de ces exhibitions, et les habitants de l’île, chez qui on sent quelque chose comme « une tradition de l’ouverture ».
Parmi ces lieux de fêtes qui se déversent dans les rues, on reconnaît rapidement le Saloon Porte du baiser, un espace important du cycle romanesque SOIFS. Chaque soir, les travestis sont postés à l’entrée et vous invitent à assister à leurs performances. La notion de genre y est flottante. La diversité respire librement. Les corps sur scène sont de toutes les formes et de tous les âges. Il y a dans cette communauté du Saloon – dans les romans, mais très certainement aussi dans le réel – la possibilité d’atteindre un statut nouveau. L’œuvre de Marie-Claire Blais témoigne d’une fascination pour ce type de mouvements, pour les possibles qu’offre la mobilité sociale.
L’auteure emploie toutefois un vocabulaire différent afin de décrire de tels phénomènes. Dans ses romans, dit-elle, « il y a beaucoup de personnages dans un processus de transmission et de résurrection. C’est la même vie, mais ils recommencent. » Le personnage de Victoire, qu’on rencontre dans les derniers romans du cycle, illustre bien ce type de métamorphose. D’homme soldat courageux et souvent récompensé, Victoire devient une femme qui militera partout à travers les États-Unis afin de défendre les droits des personnes transsexuelles. « On en croise beaucoup. Cette histoire du soldat qui devient une femme, ça arrive souvent. Mais ça arrive souvent maintenant, ici, dans cette ville. C’est intéressant qu’ils choisissent un rôle pacifique tout à coup. Victoire est très fière de son passé d’homme, mais il faut qu’elle affronte son futur de femme, et c’est très difficile, parce qu’elle a une famille, parce qu’elle a des gens qui l’entourent, qui sont très bornés. »
Les prochains romans devraient également investir des destins de transition. On sait que Marie-Claire Blais travaille actuellement sur un nouveau projet d’écriture. « Ce n’est pas la suite » précise-t-elle, mais quelques personnages du cycle devraient se retrouver dans ses prochains textes. De ce nombre, on compte Petites Cendres, un travesti du Saloon Porte du baiser ; Yinn, le responsable de ce même bar ; Lou, une jeune adolescente qui souhaite devenir un homme. Il y aura évidemment de nouveaux personnages, comme Philippe, l’amoureux de Lou qui, lui, veut devenir une femme ; ou encore, on découvrira des destins plus « normaux », ceux que Marie-Claire croise dans les rues, tard le vendredi soir après une journée de travail, des touristes saouls avides d’une vie nouvelle. Le prochain roman, « ça se passe en une nuit, ça peut être ici (elle pointe la rue principale de l’île), et en même temps, on est dans le monde. »
« Ce sont des destins comme ça qui sont décrits, sur le point de changer, des personnages en transition. C’est difficile de chercher un nouveau statut aujourd’hui, même si c’est possible. Ce n’était pas possible, il y a trente ans, mais maintenant, ce l’est. C’est ça le renouveau qui fait que les gens ont tellement d’espoirs différents devant eux, que nous n’avions pas, que les gens n’avaient pas autrefois, même il y a cent ans. Ça ne fait pas longtemps cent ans. Ce n’était pas possible, c’était la condamnation, c’était la mort. C’est encore la condamnation et la mort dans tant d’autres pays. »
L’espoir à l’heure du couchant
Les épisodes de condamnation ne sont évidemment pas écartés des romans de Marie-Claire Blais. Le neuvième tome du cycle, DES CHANTS POUR ANGEL (2017), a justement fait grand bruit lors de sa publication en raison du personnage du Jeune Homme. Dès le début du roman, ce suprématiste blanc s’introduit dans une église méthodiste où il fait feu sur plusieurs Afro-Américains réunis pour la prière. Le roman transcrit les pensées de ce personnage tourmenté et profondément raciste, ce qui oblige le lectorat à éprouver une forme de compassion vis-à-vis de ce tueur sans scrupule.
Le mépris et le racisme du Jeune Homme sont évidemment décriés par la narration, mais l’écriture condamne également la société qui ne sait pas reconnaître sa part de responsabilité dans les crimes perpétrés par les terroristes. « Avant d’être des criminels, c’était des enfants » (p. 243), lit-on dans MAI AU BAL DES PRÉDATEURS (2010) au sujet des deux auteurs de la tuerie de Colombine. Dans le dernier tome du cycle, UNE RÉUNION PRÈS DE LA MER (2018), on lit encore, à propos de la docteure nazie Herta Oberheuser, la seule femme accusée au procès de Nuremberg : « car tout ce temps, elle n’avait été qu’une femme dont le seul défaut consistait en son ambition » (p. 157). L’écriture refuse donc d’exclure les plus grands criminels de la société, de les mettre en dehors de cette grande « cohorte des victimes innocentes » (Michel Biron).
« Ce Jeune Homme, remarque Marie-Claire Blais, un peu comme notre tueur de Québec, ce sont, à leur manière, malgré toute l’horreur qu’ils nous apportent, ce sont des victimes, eux aussi. » Des victimes de quoi au juste ? « Ils sont victimes du mal qu’ils ont fait. Il ne faut pas en avoir pitié. Je veux dire, je pense qu’il faut en avoir pitié comme des êtres humains déchus et tombés. Il ne faut pas les mettre à l’écart de notre humanité, ils sont là. Et on ne peut pas les guérir, je ne pense pas. Il faut être conscients du mal qu’ils font, mais aussi du mal qu’ils se font, qui est énorme. […] Le tueur de Québec, il doit souffrir beaucoup. Toutes les personnes qu’il a tuées ce jeune homme, elles sont là, et elles demandent justice, elles sont là en lui. »
Les enfants, les jeunes destins nécessairement soumis au sort que la société leur réserve, se trouvent partout dans l’œuvre de Marie-Claire Blais. En ce sens, le parcours du Jeune Homme n’est pas étranger aux autres caractères souvent représentés dans cette œuvre, souvent des jeunes adultes aux rêves « éteints » et aux ambitions « empêchées ». On pense notamment à Isabelle-Marie, personnage central du roman LA BELLE BÊTE (1959), dont l’intelligence et l’émancipation sont à la fois freinées par sa laideur, et par la beauté de son frère idiot ; à Jean-Le Maigre, personnage majeur de la littérature québécoise issu du roman UNE SAISON DANS LA VIE D’EMMANUEL (1965). Enfant d’une famille canadienne-française traditionnelle nombreuse, il espère devenir auteur, mais son désir est tour à tour étouffé par le mépris de son père pour les lettres, et par une tuberculose mortelle.
Je ne sais d’où viennent Jean-Le Maigre et sa famille, mais pendant que j’écris le roman avec tant de peine, je sais qu’ils existent quelque part. Qu’il me faut parler d’eux pour adoucir la fatalité de leur destin. « Ces poètes de sept ans » de Rimbaud ont été abandonnés par le monde, dans une campagne pauvre dont ils n’ont pu s’évader, ils ont été victimes de l’ignorance et de l’oppression religieuse. Ils ont été violés et tués et ils continuent de mourir tous les jours. Il y a aussi les manufactures des villes qui les ont brimés, j’ai vu leur visage parfois, l’accablement qui se lisait dans leurs regards, ceux-là ne survivront pas à leur esclavage. Il y a dans mon ghetto de Cambridge, des Jean-Le Maigre qui cirent les chaussures des Blancs, des enfants méprisés – s’ils sont nés poètes, leurs œuvres ne seront jamais écrites. Car ils seront drogués, ils iront en prison, ce seront des enfants criminels.
— Parcours d’un écrivain. Notes américaines, p. 81
Plusieurs animaux – ils sont eux aussi nombreux dans le cycle – connaissent un sort similaire à celui de ces enfants sans avenir. La vie et l’évolution de ces « petits compagnons » se trouvent elles aussi compromises, notamment en raison des changements climatiques qui suscitent une angoisse profonde à la lecture des derniers romans de Marie-Claire Blais. Malgré tout, même si on sent que la vie sur Terre telle qu’on la connaît est sérieusement menacée, l’espoir – c’est le dernier mot du cycle d’environ 3000 pages – semble triompher.
La question est simple, mais elle mérite d’être posée tant la noirceur est manifeste dans son écriture ; le mal, cyclique. Marie-Claire Blais a-t-elle espoir ? A-t-on raison de croire que le meilleur est devant ? « Oui, oui, je le crois, ça ne peut pas rester comme ça. On a eu huit ans heureux (les années Obama). Il faut que ça recommence. Ça va recommencer. C’est souvent comme ça malheureusement dans l’Histoire. On fait de grands progrès, on croit avoir atteint la liberté pour tout le monde, la grande justice, et puis on retombe. On tombe plus creux que possible. Mais ça ne dure pas parce que l’esprit humain, c’est fait pour avancer, ce n’est fait que pour avancer. »
Selon elle, l’artiste a justement le devoir de mettre son esprit au service de la société. Il peint les malheurs, il décrit une réalité déplaisante, mais il le fait pour mieux encourager et porter cet espoir qui « est la manifestation de son naturel ». « L’art permet d’échapper à beaucoup de marasme et de calamité », croit-elle. C’est sans doute pour cette raison que la colonie des artistes est si présente dans son œuvre, comme dans sa vie privée. Du reste, la pratique du droit, celles de la médecine, du travail humanitaire, des militantismes politique, environnemental, de l’architecture, de l’urbanisme, et même du design, toutes représentées dans ses romans, peuvent certainement se concevoir comme autant de pratiques « artistiques ». Ces vocations ne visent-elles pas à imaginer et à penser un futur meilleur, une société nouvelle, libre et responsable de son sort ? Pour les exercer, ne faut-il pas se sortir du présent, se projeter dans l’avenir, et en somme, comme les artistes, prophétiser ?
Le parcours de Marie-Claire Blais s’est toujours voulu libre lui aussi, toujours un peu en marge des époques qu’elle a traversées, au-devant des grands courants de pensée qui les marquaient. La singularité de son parcours tient en partie à ses nombreuses années passées à l’étranger, en retrait. Ses années de formation se passent entre autres aux États-Unis, alors que plusieurs écrivains de sa génération se sont tournés vers l’Europe (Julien Lefort-Favreau et Élisabeth Nardout-Lafarge). Mais son caractère unique tient peut-être davantage à la longévité comme à la cohérence de son œuvre. Peu d’artistes ont, comme elle, traversé autant de décennies, ont soutenu un tel rythme de production, et ont réussi à évoluer, à rester pertinents, à peindre avec une telle acuité les époques qu’ils ont vues se succéder, et ce, tout en restant fidèles à leur démarche. Peu d’œuvres au Québec ont porté les ambitions de la modernité, puis les espoirs de la contemporanéité. « Les années 1960 et 1970, c’était quand même la révélation de la liberté, de la folie, des possibilités. Peut-être pas les années 60, mais 70. Maintenant, nous avons tout ça, en même temps, c’est merveilleux, mais il y a tout le côté destructeur. Les gens qui ont des enfants aujourd’hui, ils le font parce qu’ils ont aussi de l’espoir en l’humanité. Ils se disent aussi peut-être que leurs enfants seront l’espoir, et seront l’humanité nouvelle. C’est tellement naturel de penser comme ça, mais en même temps, quelle angoisse pour les parents, quelle angoisse de voir ce que nous voyons, d’être témoins. »
Nous en sommes donc là, pris entre la joie et l’inquiétude, entre les possibles d’un monde libre et la menace climatique qui n’a pas de précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous voilà, oui, au bout du continent, au début de la mer, sur une plage de sable blanc, près du fort Zachary-Taylor, ce point qui a longtemps été le Gibraltar des Caraïbes, de l’Amérique centrale. Partout autour du globe, le soleil se couche de la même façon, c’est terriblement commun, mais il faut avouer qu’il y a là, dans les camaïeux de Key West, et dans cette impression persistante d’être au bout du monde, un sentiment singulier. En repensant à cette rencontre humaine, en repensant à la traversée d’une partie du continent et d’une partie de cette œuvre importante, devant le jour qui va mourir et la nuit qui va naître, doucement, on se dit, cela ne peut pas finir.
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En écho aux derniers tomes de son cycle romanesque, Marie-Claire Blais vient de faire paraître un essai intitulé À L’INTÉRIEUR DE LA MENACE. La fresque romanesque SOIFS sera par ailleurs adaptée pour la scène par Stéphanie Jasmin et Denis Marleau. SOIFS MATÉRIAUX seront présentées dans le cadre du festival TransAmérique du 31 mai au 3 juin 2019, à l’Espace GO.
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L’œuvre de Marie-Claire Blais*
LA BELLE BÊTE, Québec, Institut littéraire du Québec, 1959.
TÊTE BLANCHE, Québec, Institut littéraire du Québec, 1960.
LE JOUR EST NOIR, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1962.
EXISTENCE, Québec, Garneau, 1964.
UNE SAISON DANS LA VIE D'EMMANUEL, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1965.
L’INSOUMISE, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1966.
LES VOYAGEURS SACRÉS, Montréal, HMH, 1966.
DAVID STERNE, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1967.
L’EXÉCUTION, Montréal, Éditions du jour, coll. « Le théâtre du jour », 1968.
MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1968.
VIVRE ! VIVRE !, tome ii des Manuscrits de Pauline Archange, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1969.
LES APPARENCES, tome iii des Manuscrits de Pauline Archange, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1971.
LE LOUP, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1972.
UN JOUALONAIS ET SA JOUALONIE, Montréal, Éditions du jour, coll. « Romanciers du jour », 1973.
UNE LIAISON PARISIENNE, Montréal, Stanké, 1975.
LA NEF DES SORCIÈRES, Montréal, Quinze, 1976.
L’OCÉAN, suivi de MURMURES, Montréal, Quinze, 1977.
Les nuits de l’underground, Montréal, Stanké, 1978.
LE SOURD DANS LA VILLE, Montréal, Stanké, 1979.
VISIONS D'ANNA ou LE VERTIGE, Montréal, Stanké, 1979.
PIERRE – LA GUERRE DU PRINTEMPS 81, Montréal, Primeur, 1984.
SOMMEIL D'HIVER, Montréal, La Pleine lune, coll. « Théâtre et textes dramatiques », 1984.
L’ÎLE, Montréal, VLB, 1988.
L’ANGE DE LA SOLITUDE, Montréal, VLB, 1989.
L’EXILÉ, nouvelles, suivi de LES VOYAGEURS SACRÉS, Montréal, Bibliothèque québécoise, coll. « Littérature », 1992.
PARCOURS D'UN ÉCRIVAIN. NOTES AMÉRICAINES, Montréal, VLB, 1993.
SOIFS, Montréal, Boréal, 1995.
L’INSTANT FRAGILE, anthologie, Montréal, Humanitas, 1995.
ŒUVRE POÉTIQUE. 1957-1996, Boréal, coll. « Boréal compact », 1997.
THÉÂTRE, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1998.
TEXTES RADIOPHONIQUES, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1999.
DANS LA FOUDRE ET LA LUMIÈRE, Montréal, Boréal, 2001.
DES RENCONTRES HUMAINES, Québec, Trois-Pistoles, coll. « Écrire », 2002.
AUGUSTINO ET LE CHŒUR DE LA DESTRUCTION, Montréal, Boréal, 2005.
NOCES À MIDI AU-DESSUS DE L'ABÎME ET AUTRES TEXTES DRAMATIQUES, Montréal, Boréal, 2007.
NAISSANCE DE REBECCA À L'ÈRE DES TOURMENTS, Montréal, Boréal, 2008.
MAI AU BAL DES PRÉDATEURS, Montréal, Boréal, 2010.
LE JEUNE HOMME SANS AVENIR, Montréal, Boréal, 2012.
PASSAGES AMÉRICAINS, Montréal, Boréal, coll. « Liberté grande », 2012.
AUX JARDINS DES ACACIAS, Montréal, Boréal, 2014.
LE FESTIN AU CRÉPUSCULE, Montréal, Boréal, 2015.
DES CHANTS POUR ANGEL, Montréal, Boréal, 2017.
UNE RÉUNION PRÈS DE LA MER, Montréal, Boréal, 2018.
À L’INTÉRIEUR DE LA MENACE, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2019.
* En gras, les titres qui composent le cycle SOIFS.